Le 28 mars dernier, Ryuichi Sakamoto est mort. 28 mars, ce jour qui évoque la naissance de Victor, un autre être cher disparu un 28 août à 28 ans. La vie et la mort se rencontrent comme souvent à des instants choisis par un destin plus ou moins juste.
J'avais la sensation qu'un fil doré me reliait à Ryuichi depuis ce fameux matin il y deux ans où, les yeux à peine ouverts, j'entendis une mélodie. Une mélodie que je connaissais, que je pouvais fredonner mais dont j'ignorais à cet instant le compositeur. Je cherche alors dans les musiques de film, car elle semblait pouvoir accompagner parfaitement des images, une histoire sur grand écran. Je la trouve ! C'est elle, c'est lui. "Merry Christmas Mr Lawrence" de Ryuichi Sakamoto.
À ce moment, je ne sais pas jouer de piano, n'ayant jamais eu d'attraction pour les touches noires et blanches. Mais ce morceau, ce compositeur m'appelle, me défie de l'apprendre et savoir comment le jouer. Ce n'est pas un morceau facile par lequel une débutante commencerait, mais piquée par le défi et l'appel de cette mélodie qui m'emporte le coeur, je pose mes mains sur le clavier et commence note à note, mesure après mesure, à reproduire cette beauté mélodique que j'espère ne pas altérer.
Je saurai le jouer, mais quand ? Ça n'a pas d'importance.
Pendant ces 2 années, je le travaille, le répète, y ajoute une mélodie, des paroles en anglais sur les larmes du ciel, et un timide essai de haïku dont je confie la relecture et correction aux parents de mon ex compagnon, moitié Japonais et rebaptisé "Choux" par mes soins experts en surnom distingué.
Ce mercredi 28 mars 2023, je décide de l'enregistrer pour te l'envoyer, Ryuichi.
Quelques jours plus tard, j'apprends ton décès survenu ce même mercredi et cela me glace le sang. Oui, j'ai froid et ce fût ainsi tous les jours qui ont suivi depuis ton départ. Je ne parviens pas à me réchauffer.
Lorsque je partage avec mon père cette étrange concordance, nous sommes sur la terrasse devant chez moi et nous voyons s'envoler un papillon blanc. Mon père me dit alors, "ah le papillon des choux !". Je lui demande d'expliquer, car je connais le fameux dicton, "Papillon blanc signe de beau temps", mais pas celui du papillon des choux. Il me dit que ces petits êtres volants adorent les choux et se donnent tous rendez-vous dans les jardins ou les champs où ils poussent à cette époque. Très bien Dad, je ne le savais pas.
L'amie pianiste chez qui j'avais enregistré le morceau 5 jours auparavant, m'offre le dernier exemplaire d'un journal relatant la vie du compositeur. Plusieurs pages lui sont consacrées et je m'arrête, tout comme mon coeur lorsque j'arrive sur le passage de ses souvenirs d'enfance :
"Dans les années 60, il y avait encore des zones de nature un peu partout. Il y avait un champ de choux juste en face de notre maison. En été , il était souvent couvert de papillons, et il devenait tout blanc."
Puis, toujours dans ce même journal qui semble s'adresser à moi, il cite l'année "1978", mon année de naissance, celle de mon ex-choux et celle de l'explosion créative de Ryuichi. J'explose oui, de tristesse de ne pas avoir pu te rencontrer.
Que faire de ces signes qui frappent les cellules, qui chavirent le corps, qui inondent les sens ?
Je suis bouleversée. Ma machine émotive depuis le décès de ma maman, le 17 août dernier, ne fait aucun compromis. Les filtres de raison sont partis définitivement. Sans faire d'histoire je pleure, je ris aussi avec une fréquence plus éloignée et je ne comprends rien avec une grande régularité.
S'il y a une réponse à trouver, je crois que mes mains posées sur le piano peuvent entamer le chemin de la découverte. Laisser de côté les doutes futiles et bien souvent inutiles lorsqu'il s'agit de vivre sa vie de musicienne.
Le temps s'accélère ou ralentit atrocement selon les émotions qui traversent nos corps subtiles.
Je ne résous pas les conflits du monde, je ne sauve personne, ma conscience est claire sur ce sujet mais j'offre de temps en temps quelques papillons blancs dans le paysage sonore de celles et ceux qui tombent accidentellement sur moi.
C'est un peu, pas beaucoup, un peu quand même, énormément pour une personne qui n'entend pas.
De l'autre côté du monde, un pianiste joue pour Victor et ma mère des mélodies délicates que mon coeur chantera à jamais.